Le traitement médiatique du conflit israélo-palestinien en France
- Alp Turgut
- 9 déc. 2024
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
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Depuis le 7 octobre 2023, la couverture du conflit israélo-palestinien qu’on retrouve actuellement sous le nom de « guerre Israël-Hamas » dans les médias est prédominant. Le conflit existe depuis sept décennies déjà, mais le traitement médiatique du sujet n’a jamaisautant été contesté.
L’avant 7 octobre – un conflit sans histoire
La revue des médias de l’INA le rappelle, « Avant l’attaque du Hamas, le conflit israélo-palestinien avait presque disparu des JT ». Le présentisme des médias fait défaut à la compréhension du conflit et fait l’objet d’un défaut de traitement médiatique. Du 1er janvier au 6 octobre, France 2 accorde 33 secondes de temps de parole aux Palestiniens. L’Acrimed reprend un terme qu’il évoquait dès 2021, le « syndrome de Tom et Jerry » pour désigner l’absence de contexte et de cadre pour la réflexion du spectateur sur le conflit. Le cadrage même du conflit titré « Israël-Hamas » dans les médias, déshistoricise le conflit israélo-palestinien.
Des moyens efficaces pour imposer un récit
« Rien n’est plus monstrueux que de vouloir expliquer la barbarie ».
déclarait Raphaël Enthoven sur Europe 1 le 10 octobre 2023.
La première réaction des médias était de condamner l’attaque terroriste du Hamas et imposer le récit israélien. Les qualificatifs de « combattants » du Hamas ont très rapidement laissé place aux termes de « barbares » et « terroristes » ; lorsqu’Adeline François, présentatrice de l’émission 7 minutes sur BFM TV cite que l’armée israélienne a « retrouvé » (pas tuer) 1500 corps de soldats/combattants du Hamas, le porte-parole de Tsahal Olivier Rafowicz la reprend :
« On n'a pas dit des combattants du Hamas. Quelqu'un qui tue des enfants, qui décapitent des femmes, c'est pas un combattant, c'est un assassin et un meurtrier ».

Ces récits se sont facilement imposés en France, notamment sur le plateau de BFM TV, dirigé à l’époque par Patrick Drahi, détenteur également d’ i24news, chaîne d’information présenté par Drahi comme ouvertement sioniste et critiquée pour ses prises de positions. Les bureaux d’i24news à Paris sont à côté de celles de BFM TV[1] et facilitent l’échange d’intervenants et experts comme Julien Bahloul, journaliste à i24news, invité sur les plateaux de BFM, tantôt comme spécialiste de la société israélienne et tantôt comme simple résidant de Tel-Aviv. BFM oublie (toujours) de rappeler que Julien Bahloul est un ancien porte-parole et ex-community manager de Tsahal. Ce dernier s’applique à comparer le 7 octobre aux attentats de Paris, la société française pouvant alors s’identifier à son récit des horreurs dont a été victime Israël.
Le cadrage justifiant la « riposte »
BFM, France Culture, Ouest France, TF1, tous titrent la « riposte d’Israël » pour désigner les actions d’Israël dans la bande de Gaza dès le 9 octobre 2023. Le champ lexical est celui des « représailles », « contre-offensive », « réplique ». Encore le 9 février 2024 on entendait à France Info « Israël intensifie ses frappes sur Rafah en riposte aux attentats du Hamas le 7 octobre dernier ».
L’invisibilité des Palestiniens
« Pour défendre la paix il faut d’abord reconnaître qu’une vie vaut une vie ». La tribune publiée dans le journal Le Monde dénonçait dès le 16 octobre 2023 le deux poids deux mesures chez les politiques et dans le traitement médiatique. Bertrand Badie, signataire de cette tribune, évoque chez Mediapart le 19 octobre 2023 dans l’émission « à l’air libre » avoir eu du mal à trouver dans les médias français des images ou des récits qui permettraient aux spectateurs de partager également la douleur des Palestiniens. Les images des débris et ruines de la bande de Gaza ne laissent pas paraître les visages et récits des victimes. Quant à la médiatisation, celle-ci recule drastiquement.

Une partie des médias expliquent cette invisibilité par l’intérêt des Français pour le sujet :
« Historiquement, 20 Minutes a toujours été présent sur l’actualité internationale. Dès le début des conflits, nous avons ouvert des lives pour permettre à nos lecteurs d’avoir accès à l’information en temps réel […] au fil du temps, le live Israël-Hamas est devenu répétitif et il y avait moins d’infos à transmettre. Nous avons donc arrêté le live le 12 janvier dernier ».
explique la directrice de la rédaction de 20 Minutes, Fanny Annoot-Oualia.
Cet argument est discutable à plusieurs égards. L’analyse de Google Trends met en évidence un intérêt toujours important pour la société française du conflit depuis l’hiver 2023. De plus, La revue des médias de l’INA, relève que les téléspectateurs sont nombreux (deux fois qu’en temps de non-crise), autant que lors du COVID, à interpeller les médiateurs des groupes TF1 et France Télévisions. Il est reproché un « traitement orienté du conflit », ou encore une invisibilité des civils et même des otages, également victimes de cette guerre.
Déshumanisation
Le média The intercept fait une typologie des termes employés pour désigner le sort des neutres impliqués dans le conflit :
The term “slaughter” was used by editors and reporters to describe the killing of Israelis versus Palestinians 60 to 1, and “massacre” was used to describe the killing of Israelis versus Palestinians 125 to 2. “Horrific” was used to describe the killing of Israelis versus Palestinians 36 to 4.
Les grands absents de la télévision
Celia Chirol, doctorante en sociologie, analyse du 8 au 14 janvier 2024 les JT de de TF1, de France 2 et de M6 pour voir le traitement médiatique des Palestiniens. Elle dénombre 29 secondes pour 20JT : 5 secondes sur TF1, 10 secondes sur M6 et 14 secondes pour France 2. Parallèlement, le 11 janvier, France 2 va diffuser un sujet sur le bombardement russe d'un hôtel en Ukraine. Il n'a fait aucun mort, mais la chaîne va s'y attarder pendant 3 minutes.
Arrêt sur l’image a réitéré l’expérience de Célia Chirol, du 4 au 15 février 2024 en visionnant 46 JT de TF1 et de France 2 (30h d’antenne) et comptabilise 5 minutes pour les Gazaouis.
La période couverte par Célia Chirol comprenait l’examen de la plainte inédite de l’Afrique du Sud contre Israël pour violation de la Convention pour la prévention et la répression du génocide par la Cour Pénale Internationale, absente également de tous ces JT français. A l’étranger, L’événement a été néanmoins diffusé sur CNN ou Fox News, la plaidoirie sud-africaine n'a pas été retransmise sur la BBC et SkyNews le 11 janvier. Mais celle d'Israël a fait l'objet d'une diffusion en direct sur les deux chaînes.
Le manque de fixeurs et de journalistes sur le terrain est la raison la plus avancée par les JT pour expliquer le manque de couverture : « La couverture de Gaza par France 2 est rendue extrêmement complexe par l’absence de nos équipes du terrain. » explique Étienne Leenhardt, rédacteur en chef à France Télévisions. Igor Sahiri, journaliste pour BFM dénonce l’interdiction de Tsahal de laisser passer les journalistes pour des raisons de sécurité. Reporters sans frontières dénombrait en un an de conflit près de 130 morts de journalistes dans la bande de Gaza.
Les politiques, arbitres du traitement médiatique
Outre le porte-parole de Tsahal Olivier Ratowicz qui félicite BFM du traitement médiatique le 6 octobre 2024, le pouvoir israélien et la société civile font office de relais ou de censure. L’ambassade d’Israël et le Crif tentaient déjà en 2018 de censurer l’épisode du 11 octobre d’Envoyé spécial. Gaza, une jeunesse estropiée. L’ambassade organisait même des projections des massacres du 7 octobre dans les différentes capitales du monde et Olivier Tesquet rapporte dans Télérama le 8 novembre 2023 que Naftali Bennett, ex-Premier ministre d’Israël, inquiet de voir les réseaux sociaux pallier le manque de contenu « propalestinien » dans les médias traditionnels, a annoncé partir en « tournée d’information politique » aux Etats-Unis où des projections privées y sont également prévues.
Un traitement occidental ?
Pascal Boniface, directeur de l’Iris, résume la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien en quelques mots : « La France est dans le camp occidental, et Israël en fait partie ; et cela se voit sur le plan médiatique ». Chaque mot et chaque terme employé sont scrutés à la loupe, les acteurs de la propagande, des deux côtés, étant prompts à faire feu de tout bois.
Il n’est pas étonnant de voir pour la première fois dans un grand format sur France 2 les victimes de Tsahal lorsque le conflit s’étend au Liban dont la société française se sent plus proche. Il n’est pas non plus anodin de voir ressurgir dans ce même grand format les termes de « frappes précises » pour qualifier les frappes de Tsahal, faisant écho aux frappes « chirurgicales » lors de la guerre en Irak alors qu’il n’est pas fait mention du carpet bombing ou que des tournures de phrases comme « des frappes se sont abattues » invisibilisent dès lors l’armée israélienne, auteure de ces frappes.
Les alternatives
Comme brièvement mentionné, les réseaux sociaux se font l’écho des voix palestiniennes. Canard réfractaire sur YouTube revient sur le traitement médiatique des violences autour des supporters du club sportif Maccabi Tel Aviv à Amsterdam, offrant plus de contexte que Sky News ou les médias français dont le récit évoluait à chaque heure. Sur Instagram, le compte @Eyes_on_Palestine, la journaliste amatrice Bisan Owda ou d’autres civils palestiniens filment leur vie depuis le 7 octobre 2023. Des images que l’on ne voit pas à la télévision, que l’on ne mentionne pas dans les journaux, ni à la radio.
Notes de bas de pages
[1] Le journal Blast donnait un écho le 3 novembre 2023 aux alertes lancées par la rédaction de BFM contre une couverture « pro-israélienne » : ‘’La couverture du Proche-Orient […] a été transféré à i24’’.



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